In memoriam : Thérèse Nadeau-Lacour

Ce 25 juin, lendemain de la Saint-Jean-Baptiste, fête nationale du Québec, nous avons appris l’entrée dans la vie, à Carpentras de Thérèse Nadeau-Lacour. Cette philosophe et théologienne franco-canadienne a grandi en Vaucluse puis elle a déployé son enseignement en France et au Québec. 

Proche de l’Institut Notre-Dame de Vie, elle a donné plusieurs sessions de licence au Studium ces dernières années, montrant ainsi sa gratitude à l’égard de Notre-Dame de Vie et son engagement dans le projet théologique du Studium. Fille unique, Thérèse Lacour étudie à l’Immaculée Conception à Carpentras (aujourd’hui établissement Marie-Pila). Après le bac, elle choisit la philosophie puis commence à enseigner à Avignon. 

À la Pentecôte 1972, la jeune enseignante fascinée par Hegel, s’étant éloignée de la foi, rencontre à Toulouse le philosophe Aimé Forest, auprès duquel elle vit ce qu’elle appelle une conversion intellectuelle : « conversion de ma capacité de comprendre le monde, de comprendre les autres, de me comprendre moi-même, et peut-être aussi de redécouvrir ce Dieu qui avait été celui de la foi de mon enfance ». Cette rencontre débouchera sur une profonde amitié avec le philosophe du consentement à l’Être. 

Elle est reçue docteur en philosophie en 1981 à l’université de Dijon, avec une thèse sur “Altérité et existence de l’autre. Perspectives pour une philosophie de la présence.” 

En 1985, elle épouse dans la chapelle de l’Immaculée Conception à Carpentras, Marcel Nadeau, médecin et poète québécois (décédé le 16 septembre 2024). Elle traverse donc l’Atlantique et s’installe dans le Nouveau-Monde où elle commence des études de théologie, jusqu’au doctorat qu’elle soutient à la faculté de théologie de Montréal en septembre 1996, avec une thèse intitulée Le temps de l’expérience chrétienne. Perspectives spirituelles et éthiques. 

En 2002, lors d’une visite au Studium, elle avait présenté sa recherche dans une discussion informelle après le déjeuner. Le propos accessible, stimulant et pourtant exigeant de cette dame dont l’allure distinguée pouvait en imposer avait marqué le petit auditoire. Son étude serrée d’Ignace d’Antioche, Jean de la Croix, Pascal et Isaac Jogues renouvelait l’approche de ces auteurs spirituels. Thérèse Nadeau-Lacour laissait entrevoir un des principes d’action que ne cessait de répéter le pape François : « Le temps est supérieur à l’espace ». 

C’est sans doute à cette époque qu’une « deuxième conversion » plus spirituelle advient pour Thérèse Nadeau. Écoutons-la : 

« J’enseignais la théologie à l’Université de Trois-Rivières. Je peux donc dire que j’étais croyante, que j’adhérais pleinement à la foi chrétienne et que je l’enseignais avec bonheur. 

Mais il y avait comme un blocage à l’intérieur de moi-même. C’est comme si quelque part je n’étais pas totalement engagée. Mon intelligence l’était, j’étais capable même de rendre compte de ma foi. J’étais capable de comprendre qu’il fallait que j’aie une vie cohérente avec cette foi, que j’essaye d’ajuster mes comportements, ma relation aux autres, à moi-même et au monde avec cette foi. Mais il me manquait quelque chose et j’éprouvais ce manque. Je vivais les liturgies, j’allais même à la messe en semaine. 

C’est d’ailleurs pendant une eucharistie en semaine que quelque chose s’est passé en moi, brusquement, brutalement, de manière totalement imprévisible. Au moment de l’élévation eucharistique, c’est comme si j’étais complètement, intérieurement habitée par une présence. J’étais totalement unifiée. C’était quelque chose de simple, mais avec une certitude : il est là, Dieu est là et c’est Dieu que tu vas recevoir. Et tu ne peux pas vivre n’importe comment en ayant reçu le Christ ressuscité. Il va falloir que tu y ajustes la totalité de ta vie. 

Bref, j’ai traduit cette expérience en sortant de la messe par un mot : « Tu n’as pas le choix, il faut que tu deviennes sainte ». Alors ça peut paraître très prétentieux, mais il n’y a rien de tel. C’était plutôt un devoir à accomplir. Je découvrais tout simplement ce que le Christ demande à ses disciples, et qui m’avait échappé, parce que pour moi cela était réservé à quelques grands saints qu’on voit sur les calendriers et dont nous portons les noms, mais c’est tout. 

À partir de là, j’ai compris que je commençais quelque chose de totalement nouveau, comme une sorte de gestation. Je crois que je ne pourrais pas m’exprimer autrement. » 

Mystère du don de Dieu fait au cœur d’une personne et qui oriente toute sa vie. 

L’activité de Thérèse Nadeau-Lacour au Québec l’a également conduite à s’intéresser aux grandes figures de sainteté qui ont fondé ce pays. Parmi elles, Marie Guyart de l’Incarnation tient une place toute particulière. En 2015, après la canonisation de la « Thérèse d’Avila du Nouveau-Monde », elle publie une belle biographie spirituelle (vous pouvez lire ça sur la plage, vous ne perdrez pas votre temps). Par extension, le milieu politique, religieux, idéologique du xviie s. dans lequel ces figures ont vécu devient un de ces centres d’intérêt, lui permettant d’associer approche philosophique et pensée théologique. 

En témoigne la session qu’elle donna en décembre 2019, intitulée L’autre sagesse des modernes. Thérèse Nadeau-Lacour y constatait que la modernité qui structure l’Occident et dont Descartes est le représentant le plus emblématique se complète d’une autre modernité, plus sagesse que système de pensée, qui se déploie au même moment, chez des personnalités fortes, célèbres ou méconnus, hommes et femmes, clercs et laïcs, aristocrates ou artisans. Ces altermodernes, comme Thérèse Nadeau-Lacour les appelle, parviennent à intégrer cette nouveauté dans une perspective autre qui la déplace et en prévient les dérives possibles. Cette autre sagesse des modernes a gardé vive sa puissance d’humanisation, et entier son pouvoir prophétique (cf. argumentaire de la session). 

Un mois avant son décès, elle me confiait dans un échange par courriel à propos d’un article que je lui avais partagé sur de possibles liens entre Thérèse d’Avila et Descartes: « Le bouillon de culture du début de la modernité me passionne en effet depuis longtemps ; mais plus je le fréquente, plus je m’aperçois que sa richesse exige beaucoup de patience, de prudence et de respect pour les personnes qui, pour une large part, ont façonné ce qui est devenu notre monde. » Confidence qui révélait sa méthode de travail, à la fois à l’écoute et à distance, empathie et humilité. 

Son expérience du Québec, pays dont le processus de sécularisation est plus avancé que dans nos sociétés européennes, a conduit Thérèse Nadeau-Lacour à s’intéresser à ce que la théologie et la spiritualité ont à dire à notre culture post-moderne. En janvier 2025, nos étudiants de licence canonique ont tiré profit de la session qu’elle a donnée sur « La quête spirituelle dans une “société liquide”. Nomadisme socioculturel et « nomadité » de cœur ». Selon elle, le nomadisme postmoderne signe l’anthropologie de la postmodernité ; d’autre part, la « nomadité » de cœur peut être considérée comme une disposition fondatrice de l’être chrétien, non seulement chez des maîtres spirituels mais d’abord dans le Nouveau Testament. 

Thérèse Nadeau-Lacour vivait ainsi une recherche théologique enracinée dans l’Écriture, dans l’expérience spirituelle et la “théologie des saints”, attentive au monde dans lequel elle est pratiquée et enseignée. C’est ce que montre l’ouvrage Au Nom d’une passion qu’elle a dirigé et sous titré « L’évangélisation dans le cœur des saints » : des théologiens et de simples fidèles y livrent leur familiarité avec telle ou telle figure de sainteté. 

Sur Facebook, à l’annonce du décès de Thérèse Nadeau, l’un de ses étudiants réagit : « Ses cours de spiritualité étaient vraiment touchants parce qu’on sentait qu’elle ne se limitait pas à donner un cours, elle parlait de quelque chose qu’elle vivait. » N’est-ce pas là l’essence du témoignage et de la mission ? 

Thérèse Nadeau-Lacour a peu enseigné au Studium, mais sa fidélité à venir donner une session ces dernières années montre qu’elle nous était attachée et qu’elle partageait le projet théologique qui nous anime. 

En présentant sa figure singulière, il ne s’agit pas de chercher à faire ce qu’elle a fait et à vivre ce qu’elle a vécu. Toute expérience personnelle est incommunicable. Il s’agit encore moins de la hisser sur un piédestal, elle n’aurait sans doute pas apprécié. Mais de rappeler que la manière d’étudier et d’enseigner la théologie que nous essayons de mettre en œuvre au Studium est partagée ailleurs, qu’elle porte une fécondité originale, qu’elle ouvre des échanges avec d’autres théologiens et nous met – ou devrait nous mettre toujours plus – en dialogue avec le monde qui cherche, qu’il en soit conscient ou non, la Vérité du Christ. 

Le Studium rend grâce d’avoir bénéficié de l’amitié de Thérèse Nadeau-Lacour, pour sa vie consacrée à l’étude, à l’enseignement et au témoignage. Familière des saints et des mystiques, cette théologienne nous apprend à nous mettre à leur école. 

Ses obsèques auront lieu à Estézargues (Gard), son village d’origine, le mercredi 2 juillet, à 15 h. 

P. Etienne JONQUET